J’appartiens à un pays que j’ai oublié. Cela ne tient pas tant au paysage, ni aux sons, ni même aux
odeurs. Non, cela ne tient qu’à la reconstitution. De mes mots, je compose, et de ces compositions je créé le souvenir. Merci au langage qui me permet de construire le passé. Des mots aux sensations, c’est ainsi que je procède, par figuration. Je peux exprimer l’absence, figer le passé et l’inscrire dans le mythe de mon existence.
Ainsi créons ensemble le souvenir de mon pays que j’ai oublié. Pour sûr, on y trouve des
montagnes, dont je ne me lasse jamais pour des raisons qui seraient trop longues à expliquer et feraient l’objet d’un véritable essai. Au cœur de ces montagnes s’épanouissent certainement de nombreuses fleurs. Comme je me hais de ne pas connaître leurs noms, l’image seule ne suffit pas à figer le souvenir. Oui il y a les edelweiss et les rhododendrons, sinon quelques pensées, marguerites et autres classiques, mais je sais que la plupart m’ont échappées. Alors voilà, contentons nous ce celles que j’ai pu cueillir de mes mots. Pour connaître les autres, il faudra vous y rendre, il vous faudra les apprendre. Il y a des mélèzes aussi, et j’insiste : des mélèzes, pas des sapins. Ceux-là sont de bien meilleurs conifères car s’ils sont verts au printemps, ils rougissent en automne et se dégarnissent en hiver, tandis que leurs confrères demeurent bien monotones. Vous l’aurez compris, ma connaissance de la flore montagnarde ne me permet pas d’établir une description botanique très rigoureuse du paysage montagneux. Cette verdure inconnue, je l’imagine grignotant le pieds des parois rocheuses, grimpant jusque là où il est possible d’aller. Elle n’atteint pas les cimes, car celles de mon pays sont bien trop hautes et hostiles. Au delà d’un certain seuil, il n’y a plus qu’effusions de roches effondrées, pierriers dégueulant, falaises surplombantes et aiguilles pointues. J’ai été surprise parfois, en m’aventurant là-bas, de trouver, dressées entre deux rochers, des petites fleurs,
toutes discrètes, que je ne saurais nommer. Je suis comme elles, car sans vouloir me flatter, je m’identifie davantage au fleurs qu’au pierrier. Comme moi, elles respirent, et comme moi, elles n’ont rien à faire là. Et voilà que nous y sommes, perchées au-dessus de mon pays dont j’admire la vue. Vous ai-je parlé du torrent qui coule dans ma vallée ? Ce dernier, je ne l’ai pas oublié, car chaque jour je m’y suis abreuvée. A certains endroits, il se jette avec fureur et produit un bruit du tonnerre. Ah oui, voilà pourquoi j’ai soudainement pensé à vous parler de la rivière, c’est le tonnerre, il gronde à présent. Me voilà au milieu des pierres, il y a de électricité dans l’air et je ne fais pas la fière. Ce souvenir, que nous avons inventé, je vous avertis, est aussi beau qu’effroyable, attendez un peu que je vous conte la suite.
C’est le soir, juste avant le crépuscule, mais pas tout à fait. L’orage demeure à distance, il engloutit les montagnes au loin, mais pour l’instant je suis épargnée. Les nuages ne m’ont pas encore repérée et toute la lumière orangée d’une soirée d’été me parvient encore et vient éclairer ces malheureux rochers. C’est merveilleux, vous dis-je ! La montagne s’est délaissée de son manteau grisâtre pour laisser paraître un voile doré. Les sommets sont embrasés, et au loin, le ciel se vide sur d’autres marcheurs moins chanceux. Le ciel est bleu, puis mauve, puis rouge, puis bleu à nouveau, puis noir. Et c’est ici que la magie s’arrête. C’est déjà la nuit, je détale à travers le pierrier comme un chamois, avec l’agilité en moins. Cette fois les grondements sont proches et la seule lumière qui me parvient est éclectique. Le sol tr
emble. Je cours mais je suis immobile tant le ciel se mouve vite. Je n’ai qu’à espérer, comme les fleurs tapies derrière les rochers, que ma petite taille puisse me sauver. Soudain je m’arrête pour observer un bouquetin, nullement dérangé par toute cette tintin-marre, il me regarde avec curiosité. Honteuse, je feigne l’indifférence. L’animal dresse l’oreille, en l’espace d’une seconde, il était partit. Presque aussitôt, la foudre s’abat à quelques mètres de là. De peur, je m’effondre, tandis que l’animal est déjà bien bas, à l’abri des hostilités.
Il n’y a pas à dire, ce pays que j’oublie c’est son pays à lui.
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