Ce sont de grandes loges, croulant sous les costumes, les accessoires et les chips. Il y a des textes égarés ci-et-là. Des comédiens nerveux et surexcités éparpillés ci-et-là. Il y a moi, devant un grand miroir, transformée en homme d’âge mur : mon nom est Annenkov. Il y a une forte odeur de maquillage, c’est désagréable. Il fait très chaud. Le temps est long. Il y a du bruit qui s’élève dans la salle : le public s’installe. Le temps devient court. Dans les loges, les voix deviennent des murmures. La lumière est insupportable, trop blanche, l’espace trop confiné, mon corps trop étroit.
Quand dans la salle l’obscurité s’immisce et le silence se fait, je quitte la loge avec Danaé, imperturbable.
Sur scène, on trouve deux chaises, une vieille table en bois dévorée par les mites, un balai, et c’est tout. Il y a beaucoup de vide. Nous devons occuper l’espace, c’est Michèle qui l’a dit, la metteuse en scène. Mais nous sommes si petites, et la scène est si grande.
Trois projecteurs nous éclairent, à partir de différents angles de sorte à ce que l’on ne voie pas nos ombres. Dommage, elles auraient pu nous faire paraître plus grandes. A peu près 200 spectateurs sont assis sur des fauteuils rouges amovibles, eux sont immobiles, attentifs. Une femme tousse. On nous regarde. On nous écoute. Moi j’ai peur qu’ils nous voient, qu’ils nous entendent, pourtant c’est pour eux que je suis là, enfin c’est ce que je croyais. Au fond de la salle, perchée en hauteur, se trouve la régie avec Romain et Louis. C’est le seul autre endroit éclairé, avec la scène sur laquelle je me tiens. Seulement eux, personne ne les regarde. Excepté moi, parce que sinon j’aurais peur de croiser le regard tous ces gens, et de ne pas voir dans leurs yeux, une quelconque lueur.
Puis Dora me parle, alors je la regarde elle. Stepan se joint à nous après que Michèle ait fait sonné la cloche, trois fois. A partir de là, tout va très vite. Je dois parler fort pour marquer mon autorité, c’est moi le responsable après tout. Yanek et Alexis font successivement leur entrée, ils me font confiance, je ne dois pas les décevoir.
Soudain la lumière change, devient plus diffuse. Une nouvelle fiction me porte à la confusion. D’autres voix éruptent, d’autres mots, que pourtant je suis sensée connaître, pour les avoir écrits. Ce sont mes amis, non, ce sont des comédiens. Nous refaisons le monde ensemble tandis qu’en fond, tonne un métronome. Nous disons des vérités, mais le texte est inventé et nos rôles portent nos prénoms.
La lumière revient à la normale. Je suis projetée à nouveau en Russie, hors du plateau. Je regarde à travers la fenêtre. Stepan est debout dans la rue, il allume sa cigarette, c’est le signal. J’entends enfin la calèche, mais pas d’explosion. Nous avons échoué.
Ensuite, tout s’emballe. Je passe de l’autre côté du rideau et de là je regarde. Il y une cellule, un prisonnier et une duchesse. Puis réapparaît l’appartement, plus vide encore qu’auparavant, pourtant le décor n’a pas changé. Seulement cette fois la bombe a explosé, et la corde a été nouée… Maintenant il fait très froid dans l’appartement, mais je n’y suis plus. Je vois mes amis, il tremblent et ils sont forts parce que j’y crois.
Puis je les entends parler mes mots, mais ils les disent mieux que moi. Je sais maintenant que je les ai écrits pour qu’ils me les prenne.
Et puis il y a deux fins. Dora promet la sacrifice et choisit l’explosion. Le texte de Camus est épuisé, alors je rentre sur scène et je dis :
« Et les héros meurent, persuadés d’avoir contribué à un monde meilleur », puis Mélina poursuit « Finalement le sacrifice est lâche »,
TOMMY : « Quand on pense que c’est cette même Russie avide de justice qui menace de nous exploser à la gueule. »
LEANE : On a bien inventé les armes avant les langues. Nous avions le pouvoir de nous détruire avant de nous comprendre.
THIBAUT : Nous savons construire dans le but d'anéantir, mais nous sommes incapables de créer pour perdurer.
LOUANE : Les hommes se rassemblent, puis se démembrent.
FABIO : Mais ils recommencent.
DANAÉ : On a pas vraiment le choix. C'est ça ou on s'immobilise, de peur que le moindre geste ne déclenche l'irréversible.
ROBIN : L'ennui c'est que le décompte a déjà commencé.
CELIAN :Le monde est une bombe qu'on a remise entre nos mains. Quel usage saurons-nous en faire ? Au public Qu'en ferez-vous ?
Ça y est, nous avons tout dit. La lumière s’estompe à nouveau. Le portrait de Camus est projeté dans notre dos. On entend la chanson « Sans toi » de Michel Legrand. Chacun gagne une place bien définie, nous occupons l’espace, puis nous nous immobilisons. Voilà le tableau sur lequel s’achève l’histoire la plus belle et bouleversante que je puis compter parmi les souvenirs qui m’ont forgée. Les spectateurs applaudissent et le rideau se brise.

juin 2022, représentation des Justes, Albert Camus par la Classe Master du conservatoire de Draguignan à l'Auditorium de Draguignan, puis au Musée de Salernes. Nous avons pris la liberté de modifier la pièce et surtout de faire des ajouts dont nous avons discutés ensemble et que je me suis chargée de rédiger. Un grand bravo à Mélina ( Boria ), Danaé ( Dora ), Louane ( La Duchesse ), Léane ( La Journaliste ), Fabio (Alexis ), Célian ( Yanek ), Thibaut ( Stepan ), Robin ( Yanek en prison ),Tommy ( Le Prisonnier ) ET Michèle ( notre formidable prof et metteuse en scène ) ! Merci pour vos fleurs dont j'affiche ici la photo que j'ai prise juste après la représentation, merci pour cette aventure dingue, merci pour votre confiance, merci d'avoir si bien joué ce soir-là.
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